De l’argent liquide froid et sans cœur
Nous sommes retournés au « bureau » de Pilon – la salle d’autopsie.
Quand on y est arrivés, Pilon s’est arrêté quelques instants devant une petite glacière pour cadavres qu’on avait construite dans un mur. C’était un miniréfrigérateur qui pouvait en loger quatre. Le reste des macchabés, on les conservait en bas dans une grande chambre froide. Ceux qu’on conservait en haut étaient spéciaux. Je ne sais pas pourquoi. Je n’ai jamais posé la question. Je m’en fichais.
J’ai cru que Pilon allait vérifier la glacière pour voir s’il y manquait quelqu’un ; mais, au lieu de ça, il est allé jusqu’à son bureau, s’est assis et a sorti son sandwich du sac en papier. Il m’a montré la cafetière qui était sur un réchaud sur le bureau à côté de lui. « Sers-t’en une tasse, dit-il, en me désignant du doigt l’évier pour les autopsies à côté duquel il y avait des tasses. Verse-m’en donc un peu pendant que tu y es. Je vais manger mon sandwich pendant qu’il est encore chaud.
— Et le corps manquant ?, dis-je, en allant à l’évier chercher les tasses.
— C’est pas de laisser refroidir mon sandwich qui le fera revenir. Je ne suis pas allé me chercher un sandwich chaud pour le manger froid. Tu vois ce que je veux dire ?
— Ouais, j’ai dit. Je comprends. J’étais seulement en train de me demander qui pouvait bien avoir envie de voler un corps à la morgue.
— Je te l’ai dit, dit Pilon en mordant dans son sandwich bacon, laitue et tomate, le bon vieux BLT des familles. Ses mots se sont pris dans le sandwich mais j’arrivais encore à les discerner. Des vampires, dit-il. Mais, Bon Dieu, pourquoi ils n’ont pas été s’en chercher un au cimetière ? Pourquoi ils voulaient un des miens ?
— Peut-être qu’ils en voulaient un frais au lieu d’un rassis, j’ai dit.
— Ça semble logique, dit Pilon. Si on veut, oui, peut-être bien. »
J’ai rempli deux tasses du café de Pilon et j’ai bu une gorgée du mien. J’ai fait la grimace quand le liquide m’a atteint les papilles. Son café faisait le même effet qu’un grand coup de batte de base-ball dans la gueule.
« Tu pourrais réveiller les morts avec un café pareil, dis-je.
— Si tu crois que je n’y ai pas pensé, dit Pilon. Surtout la petite pute qu’ils ont amenée ce matin.
— Tu veux dire celle que tu t’apprêtais à baiser quand je suis venu tout à l’heure ?, dis-je.
— J’allais pas la baiser, dit Pilon. Je me demande où tu vas chercher des idées pareilles. Disons que je suis un admirateur du corps humain. J’aime bien ses contours et ses lignes.
— C’est une façon de présenter les choses, dis-je. Mais de là où j’étais on aurait dit que tu allais la sauter dans les cinq secondes.
— Bon, hé, dis donc, qu’est-ce qui te ramène ici ?, dit Pilon, histoire de changer de conversation.
— Je te l’ai dit, j’ai fait. J’ai une affaire à te proposer. Il y a de l’argent à gagner pour toi.
— Comment ça ? Qu’est-ce que tu veux dire gagner de l’argent ?, dit Pilon. De l’argent, pour commencer, tu m’en dois. Quand vas-tu te décider à le cracher ? C’est ça le fric qui m’intéresse.
— Tout de suite », j’ai fait ; et j’ai fouillé dans ma poche. Je savais qu’il allait falloir que je lui rende l’argent que je lui devais avant de pouvoir continuer ma petite transaction.
« En voilà cent, dis-je, absolument ravi de jouer ce rôle. Maintenant, c’est toi qui me dois de l’argent, ô Gardien des Ames Défuntes. »
Pilon n’arrivait pas à croire qu’il tenait un billet de cent dollars dans sa main poisseuse. Il le regardait comme si ç’avait été un miracle. Tout d’un coup, j’ai eu devant moi un Pilon absolument enchanté.
« Il doit être vrai. Je sais que c’est pas un mirage parce que je le sens dans ma main. C’est quoi ton affaire ?, dit Pilon. J’en veux d’autres de ces trucs. Je sais exactement comment les dépenser.
— Il y en a encore deux cents qui suivent, dis-je.
— Hourrah !, dit Pilon. Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?
— T’as une voiture, hein, je crois ?, dis-je.
— Ouais, une vieille Plymouth, dit Pilon. Tu la connais ma voiture, pourquoi ?
— Je voudrais te l’emprunter, dis-je.
— Fais comme si elle était à toi, mon vieux, dit Pilon. Où sont les deux cents tickets ? Je n’ai jamais gagné d’argent aussi facilement.
— Attends, ce n’est pas tout, dis-je. Il me faut encore autre chose, quelque chose à mettre dans le coffre.
— Je t’aiderai, dit Pilon. Où sont les biftons ?
— Tu ne veux pas que je te dise ce que je veux que tu m’aides à mettre dans le coffre ?, dis-je.
— Pour deux cents dollars, je me fiche pas mal de ce que tu vas mettre dans le coffre, dit Pilon. Je vais t’aider. Je suis ton homme. Où c’est ? Il regardait fixement le billet de cent dollars dans sa main, l’air heureux.
— Ici, dis-je.
— Quoi ?, dit Pilon, en relevant les yeux.
— Ce que je veux mettre dans le coffre, c’est toi qui l’as ici », dis-je.
Pilon a eu l’air intrigué. Il tournait ça dans sa tête dans tous les sens. Ça ne lui a pas pris longtemps. Je voyais bien qu’il se rapprochait mentalement de ce que je voulais. Et puis il y est arrivé.
« Eh, qu’est-ce qui se passe, nom de Dieu ? Tu n’es pas en train de penser à ce que je pense que tu es en train de penser ?, dit Pilon. Ah, non ! Pas deux le même soir. Dis-moi que c’est pas vrai.
— C’est pourtant vrai, dis-je. La vie est bizarre. On m’a embauché pour voler un macchabée et c’est toi qui as le corps que ces gens-là veulent. Ici même.
— Et qu’est-ce qu’ils veulent faire d’un cadavre ? dit Pilon.
— Je ne sais pas, moi. Peut-être qu’ils se sentent un peu seuls. Ça les regarde et je m’en fous pourvu que dans le creux de la main j’aie un peu de fraîche qui me regarde dans les yeux. Tu as toujours envie des deux cents tickets ?
— Tu parles, dit Pilon. Je m’en fous. Il me manque déjà un cadavre pour la journée et ça ne m’a pas rapporté un cent ni même un mot de remerciement. C’est pas plus dur d’expliquer l’absence de deux corps que d’un seul. Je suis ton homme. Fais voir les deux cents tickets et fais ton choix. »
Je lui ai donné le fric.
Il était en extase.
« Fais ton choix, dit Pilon, en faisant décrire un cercle magnanime à la main qui tenait l’argent. Fais ton choix. Tu peux prendre qui tu veux.
— Désolé, mais il va falloir que j’interrompe ton roman d’amour, dis-je. J’espère que je ne vais pas te briser le cœur ; bah, il t’arrivera bien quelqu’un pour la remplacer. Des femmes qui meurent, il y en a tout le temps.
— Oh ! non, dit Pilon. Pas elle. C’est celle que je préfère.
— Désolé, mon vieux, » j’ai dit.
Il a secoué la tête.
« Je vais aller te la chercher, dit Pilon.
— Tu m’étonnes, dis-je. Tu vendrais ta petite môme pour de l’argent liquide froid et sans cœur ? Comment peux-tu faire une chose pareille ?
— Facile, dit Pilon. Elle a pas de cœur non plus. On lui a fait son autopsie pendant que tu n’étais pas là. »